L'app du bien manger et du gaiement boire !

Fine Gueule

Nora Bouazzouni

Nora Bouazzouni est l’autrice de trois livres passionnants et éclairants, en lien avec l’alimentation, tous parus chez la substantielle maison d'éditions Nouriturfu . Ils décryptent la relation de la femme à l’alimentation (Faiminisme, 2017), des questions de genre et de sexisme alimentaire (Steakisme, 2021), et le système capitaliste ultra-concentré de l’agro-business, ainsi que la stigmatisation de l’alimentation des pauvres (Mangez les riches, 2023). Et quand elle n'est pas plongée dans ses recherches, on la retrouve souvent assise à la table d'événements prônant l'accès à une alimentation saine et durable.

Salut Nora, qu’est ce qui t’a menée au journalisme ?

Une série de hasards et de chouettes rencontres, à la fin des années 2000. J’ai eu ma licence d’anglais en 2007, puis je me suis retrouvée dans une agence de communication au moment où le web se développait à une vitesse affolante et où se lançaient les premiers pure players français. J’y ai fait de la prod musicale (La Blogothèque), de la coordination éditoriale, de la correction, de la traduction, j’écrivais aussi des articles sur un blog collaboratif qui traitait de culture web, puis j’ai commencé à faire des traductions pour le site Slate.fr qui se lançait, et de fil en aiguille, je me suis retrouvée en CDI à France télévisions.

Tu écrivais sur quoi ?

Le leitmotiv des rédchefs de france info, site web que nous venions de créer, était de ne pas avoir de rubricard. J’écrivais donc sur tout un tas de sujets, mais mes chef·fe·s me laissaient pas mal de sujets culture et culture web, puisque j’avais des connaissances et une appétence. Les culture studies me passionnent depuis longtemps. J’ai été très inspirée de ma lecture de la presse américaine et britannique. La tradition journalistique états-unienne est différente aussi, beaucoup d’écrivain·e·s publient dans les journaux, les magazines. C’est une manière d’écrire plus littéraire, souvent à la première personne, ce qui n’est toujours pas très bien considéré en France. Chez les anglo-saxons, qui sont bien en avance, les food studies, les culture studies les gender studies existent depuis bien plus longtemps qu’en Europe. C’est comme ça que j’ai compris qu’on avait « le droit » d’écrire là-dessus en tant que journaliste, que si des chercheurs·ses travaillaient sur ces sujets, pourquoi ne pas les traiter dans la presse ? C’est pour moi l’idée qu’il n’y a pas de « sous sujet ». Chez Slate, on pouvait prendre n’importe quel objet pop-culturel comme objet d’étude, au prisme du genre, de la lutte des classes, de la sociologie, le temps d’un article ou plusieurs. On pouvait s’emparer de sujets prétendument vulgaires ou méprisés par la culture dominante, le bon goût intello-snob.

Tu as grandi à la campagne, est ce que tu as un lien personnel à l’agriculture ?

Ma mère, assistante maternelle, a grandi dans les Côtes-d’Armor dans une famille de paysans. Petite, quand j’allais en vacances chez mes grands-parents, dans les terres, j’étais tout le temps dans les champs où au milieu des lapins, des poules, des moutons. Mon père, ouvrier électricien, vient lui de Kabylie et ses parents étaient aussi paysans, mais je n’y suis jamais allée. D’eux, je tiens mes pieds sur terre, ma grande gueule (mon père aurait pu être syndicaliste) et le goût de la lecture (ma mère a toujours beaucoup lu).

Comment t’est venue l’envie d’écrire sur l’alimentation ?

Je lisais beaucoup d’articles américains sur le sujet et je les partageais sur Twitter, en les commentant. De longs papiers de médias culinaires, notamment, qui s’intéressaient à la nourriture, l’alimentation, l’agriculture etc. comme un fait social, culturel. En France je ne comprenais pas pourquoi on n’avait pas d’équivalent, pourquoi tous les papiers parlaient de chefs, de restaus, de confitures à 15 euros le pot, de lifestyle et jamais de sujets de fond, des papiers mêlant immigration et agriculture par exemple, cuisine et conditions de vie, par exemple. La France est obsédée par ses restaurants et par les figures d’autorité et de « génie » que sont les chef·fe·s. Notre biais gastronomique, au sens dévoyé du mot gastronomie, m’agace profondément. Ce qui m’ennuie, c’est que la bouffe, c’est tellement évident comme sujet, et qu’on écrit toujours pas dessus de la manière dont j’estime qu’on le devrait dans les médias mainstream. Et puis, en 2016, Anne Zunino et Antonin Iommi-Amunategui, qui ont fondé la maison d’édition Nouriturfu, m’ont proposé d’écrire un essai sur le sexisme dans la bouffe.

Comment s’est passée l’écriture de ton premier livre ?

Je ne les connaissais pas, donc ça m’est vraiment tombé dessus comme ça ! Écrire un livre, c’était un rêve d’enfant, mais ça semblait impossible. Quand j’ai reçu le mail de Nouriturfu, je me suis demandé si j’avais des choses à dire sur ce sujet. J’ai ouvert un fichier Word et commencé à taper des trucs, et au bout de quelques pages je me suis rendu compte que visiblement, oui, j’avais pas mal de choses à dire ! Et j’ai écrit le livre en quelques mois. Je me suis autorisée à lire des livres que je ne pensais pas être capable de lire, à savoir de la sociologie et de l’anthropologie. À cause de mon petit complexe de classe, je pensais que c’était réservé aux gens avec au moins un master ou qui ont fait de longues études, des gens dont les parents écoutent France Inter ou culture (soit quasi l’ensemble de mes collègues journalistes, car c’est un sacré entre-soi). J’avais déjà tenté de lire quelques livres de sociologie et je m’étais heurtée à un plafond de connaissances, car ils faisaient référence à d’autres sociologues et concepts que je ne connaissais pas, donc sans ce background, c’est compliqué.

En quoi l’écriture de ce livre t’a transformée ?

J’ai appris plein de choses en le faisant. C’est ultra excitant de pouvoir se plonger dans un sujet pendant plusieurs mois, ou un an. J’ai eu l’impression de pouvoir épuiser un sujet, de lire tout ce qui avait été écrit dessus (c’est impossible, évidemment). Cela m’a aussi permis de me libérer de ce complexe de classe, de m’emparer de ces sciences humaines et de me dire que désormais j’allais lire de l’anthropologie, de la socio, des chercheurs et chercheuses pointues, que j’allais digérer ces livres et études et les restituer pour écrire des livres grand public. La sociologie ne doit pas être réservée aux privilégié·e·s.

Comment écris-tu ?

Je pars souvent de constats et j’essaye de comprendre pourquoi c’est comme ça. Par exemple pourquoi il y a plus de chefs que de cheffes, pourquoi ce sont les femmes qui font à manger à la maison, dans le deuxième livre pourquoi les hommes et les femmes mangent différemment, etc. Dans le troisième, comment fonctionne le système alimentaire, qui se gave pendant que d’autres crèvent de faim, débunker des idées reçues comme « ça ne coûte pas cher de bien manger »… Je vois mes livres comme des boîtes à outils où on peut piocher ce qu’on a envie de piocher. Ils donnent des pistes de réflexion, des chiffres, des faits et invitent à creuser des sujets si on en a le désir. Pour moi le plus gratifiant, c’est quand des gens me disent qu’ils ont eu envie d’étudier un sujet après la lecture de mon livre, qu’ils ont appris plein de choses ou que ça a changé leur regard sur tel ou tel truc.

Quelles ont été les découvertes les plus marquantes dans tes recherches ?

Une chose qui m’a marquée avec le tout premier livre et pour laquelle je reçois encore des insultes misogynes, racistes, lesbophobes et des menaces de mort sept ans après, c’est la thèse de l’anthropologue Priscille Touraille, sur pourquoi les hommes sont plus grands que les femmes. Seulement quelques lignes dans le livre, qui ont provoqué un torrent d’insultes. Son hypothèse, grosso modo, est que l’une des raisons pour lesquelles les femmes sont plus petites que les hommes (le dimorphisme sexuel), c’est que les hommes se seraient octroyés les protéines animales, la viande notamment, ce qui aurait donné avec l’évolution des corps féminins moins massifs. C’est passionnant car observer ce constat avec les lunettes du genre remet en cause l’idée que « c’est naturel », « c’est comme ça ».  Priscille Touraille prouve que le genre reste trop souvent un angle mort dans de nombreuses disciplines scientifiques. Un autre livre qui m’a explosé la tête est celui de l’écrivaine féministe antispéciste Carol J. Adams, La politique sexuelle de la viande. C’était la première fois que je lisais un parallèle sur l’exploitation du corps des femmes par le patriarcat et celui des animaux. Elle évoque également la propagande coloniale à travers l’alimentation, instrumentalisée à des fins racistes et virilistes. Je me suis demandé pourquoi moi je n’avais jamais lu ça auparavant – mais son bouquin, paru en 1990, n’a été traduit en France qu’en 2016 !

Le deuxième livre a t-il été une continuité du premier ?

Oui, c’est plus ou moins ce que je n’ai pas pu mettre dans le premier, à savoir les représentations médiatiques, et comprendre pourquoi les hommes et les femmes mangent différemment. Pourquoi on sert par réflexe le rosé à la femme et la bière à l’homme, alors que la commande est inversée ? Pourquoi les hommes commandent des steaks pour passer pour des guerriers et les femmes des salades, alors qu’elles auraient envie d’un burger-frites ?

Et quant au sujet de ton troisième livre, comment cela s’est passé pour toi ?

J’avais envie de prendre du recul sur le système alimentaire et j’ai découvert à quel point c’était pire que ce que je croyais. Le hasard a fait que je l’ai écrit en pleine inflation et guerre en Ukraine, en 2022, ce qui m’a permis d’avoir une accroche actu et consommation au début du livre. Par exemple, quand le patron de Leclerc ou Lidl vient dire à la télé qu’il défend notre « pouvoir d’achat » contre les méchants industriels, alors qu’en fait, c’est la grande distribution qui fixe les prix, ça permet de rééquilibrer la parole dominante, puisqu’on ne leur parle jamais de leurs marges, sur les plateaux. J’ai pu parler de shrinkflation (le fait de mettre moins de produit dans un paquet, mais le vendre au même prix) et de Foodwatch, l’association incroyable qui dénonce sans relâche les manigances de l’industrie agro-alimentaire et qui a obtenu qu’elle doive mentionner ce changement. C’était l’occasion de vraiment montrer d’où vient ce qu’on mange, et d’avoir une approche un peu intersectionnelle en parlant de financiarisation, de concentration des pouvoirs, mais aussi d’appropriation culturelle, de biopiraterie, de néocolonialisme et des violences de classe. Quand j’ai découvert toutes ces affaires de biopiraterie, j’allais de surprise en surprise. Le système, c’est comme le jeu Jenga, il ne suffit pas d’enlever une brique pour que tout se pète la gueule.

Quels sont les principaux problèmes liés à l’alimentation ? Est-ce qu’il y a des solutions concrètes ?

Dans le système actuel, tu n’as pas le choix. Pour moi tout revient à ce choix qui est limité de fait, qui que tu sois, sauf si tu es vraiment bardé de privilèges. On ne peut choisir que ce qu’on nous propose. C’est pour ça que l’idée de sécurité sociale alimentaire est fondamentale, et pas utopique. C’est enfin un moyen de changer les consommations en changeant le système. La SSA est un projet extraordinaire. Le concept est simple : comme pour la sécurité sociale, tout le monde cotise, soit en fonction de ses revenus, soit une somme fixe, par exemple 80 euros, mais tout le monde récupère 150 euros chaque mois, car ceux qui gagnent très bien leur vie peuvent décider de mettre plus. Le but est de transformer le système, donc là où ça devient intéressant, c’est que cette somme est à dépenser dans des endroits conventionnés, pour acheter des produits conventionnés, qui ont été désignés par un vote collectif des cotisants. Des lieux indépendants qui rémunèrent correctement les producteur·ice·s, qui favorisent les circuits courts et une agriculture durable. Le but est de remettre de la démocratie dans notre assiette, de laisser les citoyens choisir à qui ils donnent leur argent. Donc on se réunit régulièrement pour évoquer les problèmes, trouver des solutions, discuter, améliorer le système. La sécurité sociale alimentaire est intéressante car elle permet de créer un système vertueux. Il y a des dizaines villes qui l’expérimentent ou l’ont expérimentée, sous différentes formes, en ce moment à Montpellier, Bordeaux, et bientôt le XXe arrondissement de Paris. Et spoiler : ça marche.

Qu’est-ce que tu penses des commerces « vertueux » qui sont finalement pour un public d’initiés ?

Pas initiés, mais privilégiés. Quand je participe à des événements comme le banquet du Zingam par exemple, je me dis qu’on crée du lien entre les habitant·e·s du quartier et avec les producteur·ice·s. II y a de la joie, on se retrouve, on discute, on mange, on rit, on met en avant des personnes qui défendent des valeurs importantes. Le problème, c’est que tout le monde n’a pas les moyens de faire ses courses au Zingam. Je suis pour une alimentation choisie, durable, saine et abordable pour toustes.

Y a t-il une idée reçue que tu combats ?

Que bien manger ça ne coûte pas cher ! Même moi venant d’une famille de prolos, où l’argent était toujours un problème, j’ai cru à ce mensonge. « Bien » manger, ce n’est pas qu’une question de prix, c’est une question de situation matérielle, de santé, de temps, d’accessibilité, de connaissances… Autant de facteurs qui font que des gens ne cuisinent pas ou bien ne mangent pas de légumes frais, car ils ne le peuvent tout simplement pas. Sortons de nous-mêmes, mettons-nous deux secondes à la places des autres, par exemple d’une mère qui élève seule ses enfants dans un hôtel social. Ou d’une personne porteuse de handicap, ou d’une personne vivant dans une ville sans transports en commun. Ou de quelqu’un qui galère à payer ses factures d’électricité.

Qu’est-ce qu’il faudrait faire pour améliorer les choses ?

Augmenter les salaires et les minimas sociaux. Il faut protéger les gens, ne pas les laisser s'enfoncer dans la précarité, comme le font les gouvernements successifs depuis 15 ans. Aujourd’hui, ce qu’on appelle l’aide alimentaire concerne de plus en plus de gens, même ceux qui ont un CDI et un toit sur la tête. De plus en plus de personnes dépendent de ces structures. Or, la faim ça ne se voit pas. Le mal logement, oui, la faim non. Autour de vous il y a des gens qui ne mangent pas à leur faim et vous ne le saurez jamais. On ne visibilise pas assez le problème de la faim en France et des « violences alimentaires » que décrit l’anthropologue Bénédicte Bonzi dans son excellent livre La France qui a faim.

Dernièrement, as-tu un souvenir olfactif à partager avec nous ?

L’odeur du jasmin dans les rues, l’été.

Gustatif ?

Les textures de la coupe glacée sorbet chocolat Mayan Red 70%, grué de cacao, chantilly au sarrasin et sarrasin soufflé caramélisé de Ursa Major, ma chocolaterie préférée à Paris (75011)

Pourrais-tu nous conseiller un livre à lire ?

Féminisme pour les 99%, Un manifeste, Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya, Nancy Fraser (La Découverte, 2019). Un essai féministe qui parle de lutte des classes, c’est rare !

Un film à voir ?

Je peux vous conseiller une série : One Day (Un jour, en VO) sur Netflix. Ça a l’air cucul, mais ça ne l’est pas et ça va vous bouleverser.

Une musique à écouter ?

Le premier album de Chappell Roann, The Rise and Fall of a Midwest Princess.

Un restaurant ?

Pistil, à Paris, dans le XIe arrondissement, c’est végétarien, de saison, et le rapport qualité-quantité-prix est imbattable (EPD 17 euros) !

Quelle est ta prochaine actualité ?

Une émission web sur l’alimentation à la rentrée !

Merci Nora !


Nous vous invitions chaudement à lire les livres de Nora Bouazzouni :

- Mangez les riches, la lutte des classes passe par l’assiette, Nouriturfu, 2023

- Steaksisme, en finir avec le mythe de la vegé et du viandard, Nouriturfu, 2021

- Faiminisme, quand le sexisme passe à table, Nouriturfu, 2017

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